dimanche 31 janvier 2010

Carine Pessione, A quoi ça sert?

Carine Pessione
A quoi ça sert?
(Publié sur Arts et Monde Social avec l'aimable autorisation de l'auteure)

Paysages et « paysans » de Corse : un parcours de jeune photographe, ou comment jouer correctement à domicile ?....

Cet exposé s’appuie sur trois séries de photographies réalisées en Corse. Elles ont toutes étés prises dans un paysage local qui est à la fois le terrain d’une recherche et le lieu de vie d’une doctorante et d’une photographe. Ces images sont présentées dans le cadre de l’objectivation d’un parcours personnel et professionnel, une recherche qui s’appuie sur une approche communicationnelle empruntant à Pierre Bourdieu et à l’interactionnisme d’Erving Goffman et d’Howard Becker. Ce travail de recherche est pour l’instant en cours : il s’agira d’en exposer ici les principales lignes. A terme, une partie de cette recherche vise une description des compétences requises sur le terrain corse dans la pratique professionnelle de la photographie et à faire apparaître les contradictions qui en émanent.

Ayant grandi en Corse et appris à regarder et à travailler au milieu et à partir de ses paysages, le stock d’images constitué au fil du temps parcourt l’ensemble des paysages insulaires, ceux dit de l’intérieur et ceux du littoral. Le stock est constitué d’images numériques depuis 2005, date à laquelle l’entreprise photographique a été crée. Après la pratique d’une photographie dite de famille et d’amateur, il a fallu apprendre à photographier « correctement », c’est-à-dire à reproduire un cliché attendu, déjà vu, du paysage. Ces clichés sont destinés à la publicité touristique et sont les plus vendus. Ils forment une première série d’images et correspondent à la première étape du parcours professionnel. La deuxième série est constituée de photographies de repérages, cette activité étant apparue plus tardivement comme une alternative. Enfin, une troisième série interfère avec les précédentes : il s’agit cette fois d’une pratique informelle et personnelle qui parcourt un paysage vécu.

Devenir « pro » : un problème de technique ?....

Etant une photographe professionnelle « débutante » qui vit en Corse, il a bien fallu gagner de l’argent. Comment faire ? Cibler tout d’abord rapidement une clientèle potentielle dont les besoins de « visuels » permettrait de rentabiliser l’activité, c’est-à-dire tous les professionnels du tourisme, les hôtels, les résidences… et surtout les plus mal lotis en matière de visibilité.

Ensuite est venue la question de la qualité : Que leur proposer de mieux de ce qui se fait et/ou de ce qu’ils ont déjà ? Leur proposer à la fois la même chose et autre chose, une image conforme à ce qui se fait, mais aussi un « petit plus » qui serait significatif. Le démarchage téléphonique, postal et physique s’est fait en ce sens : il a fallu mettre au point une présentation correcte du travail photographique et donner à voir, à sentir, une complicité, une proximité des personnalités, c’est-à-dire mettre en avant le masque social et culturel local plutôt que le professionnel encore trop frais. Ces messages ne passent pas forcément par une communication verbale, mais également par la « présentation de soi » à travers l’habillement, l’élocution, toutes les informations données par les interlocuteurs, au sens où l’entend Erwin Goffman. C’est là une démarche simple et familière, d’autant plus que les structures qui n’avaient pas de supports de communication visuelle mettent d’elles-mêmes en valeur leur terrain sans faire appel à des décorateurs d’extérieurs : ces personnes se basent sur leur propre goût et un intérêt qu’elles trouvent dans leur « parcelle de maquis ». On peut noter toutefois une contradiction significative entre le temps « professionnel » et le temps local, plus élastique : installer un rapport de proximité se fait dans la durée, et mieux vaut ne pas trop vite rapporter ce « temps » à de « l’argent »…

En revanche, il a été plus difficile d’approcher les grandes et luxueuses structures qui, elles, « communiquaient » déjà. Là, un autre monde, une autre présentation de soi et de son travail est nécessaire : ces personnes sont d’ici, mais elles sont « mieux », moins « paysannes » que les autres. Ces établissements font appel à des équipes du Continent ou à d’importantes structures locales qui leur proposent de la qualité, de l’efficacité, bref, un « packaging total ». Le marché est porteur, mais il faut trouver au moins un « client type » qui accepte de « prendre un risque » pour pouvoir le citer ensuite, une référence en fait. Etape franchie, mais la leçon a été difficile à avaler. Les structures accessibles, celles dont on se sent proches, avec qui l’on apprécie de travailler, ne suffisent pas à rentabiliser l’activité ; les autres, celles qui ont des besoins et des moyens, réclament une posture personnelle plus dure à adopter.

Dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu sur les structures sociales et les structures mentales, s’adapter en fonction du contexte est un « sens pratique » qu’un agent doit avoir intégré dans une activité commerciale, et plus généralement dans un champ social et professionnel. L’adaptation est plus ou moins facile en fonction du champ social d’origine qui peut être très différent de celui dans lequel on doit évoluer. Les passerelles entre les deux « mondes » doivent être orientées en fonction des attentes des détenteurs du pouvoir. Quelles sont alors les critères qui rendent valident une représentation « professionnelle » de soi ? « À quels jeux me convient-il ou nous convient-il de jouer ? » demande Pierre Bourdieu. Cette remise en question d’un statut social et professionnel, non pas à partir des compétences techniques, mais génériques, c’est-à-dire en fait de la personnalité, est déstabilisante. C’est une remise en cause des capacités même d’adaptation. La compétence relève ainsi, non d’un savoir et d’un savoir-faire technique, mais d’un capital social et culturel. Comment être une autre et oublier d’où on vient ? Pourquoi vouloir montrer autre chose que ce que nous sommes, individuellement et collectivement ? Pourquoi notre identité ou notre personnalité doit-elle ainsi être transmutée ? Courant 2007, le travail personnel de réflexion et de recherche s’est réellement mis en route.

Au moment où cette remise en question, et même cette remise « en cause », s’est produite, une ouverture s’est présentée : il s’agissait de pouvoir coupler des compétences techniques et génériques, ces dernières étant plus en accord avec le nouveau contexte : une société de production locale sous-traitait ses activités de repérage et de casting. Les photographies de repérages et de casting font appel à une bonne connaissance empirique du terrain et à une connaissance technique de base. Le tout au service d’une fonction précise, l’interprétation photographique d’une description paysagère, d’un endroit, d’une ambiance ou d’un visage. Un mélange très attractif… Les photographies de repérage ne présentent pas les mêmes caractéristiques esthétiques que celles destinées au tourisme : il ne s’agit plus de reproduire une image attendue qui sera directement utilisée à des fins de communication visuelle, mais de produire des images d’un terrain ou de personnes qui serviront à d’autres pour leur travail de fabrication d’images photographiques ou filmiques. La sous-traitance, cependant, pose un problème concret : celui, justement, de la dépendance à l’entreprise sous-traitante. La plus grande marge de manœuvre sur le terrain se paye par une position d’attente et non plus d’action vis-à-vis de la clientèle.

Vers une esthétique informelle des paysages vécus....


Photographies illustratives et photographies de repérage forment donc deux séries correspondant aux principales étapes d’un parcours professionnel de quatre ans. Pour l’autre série d’images présentée ici, il a fallu apprendre à déconstruire des habitudes, des points de vue, des thématiques… Cette série ne met pas en route le processus des compétences attendues et nécessaires à une reconnaissance socioprofessionnelle. Dans le champ professionnel, ces images n’ont pas de raison d’être. Il ne s’agit pas non plus de jouer le champ « artistique » ou « culturel » contre le champ « professionnel » ou « commercial ». Il s’agit en fait de montrer ce qui, en un sens, n’intéresse personne, et de le montrer d’une façon fortuite, d’une manière informelle, et ce aussi bien dans le contexte de la prise de vue que lors de sa recontextualisation, puisqu’elles sont présentées pour la première fois ici à un public. De fait, ces images ont été réalisées en réaction aux différentes expériences professionnelles vécues.

Ces photos montrent tout autre chose qu’un paysage à l’esthétique classique. Elles ne présentent pas d’images du littoral, pas d’activités artisanales, pas non plus de paysages de l’intérieur, paysages connus car déjà vus, mais des parcelles de paysage reconnues car vécues. C’est comme l’envers du décor. L’esthétique de cette série n’est pas homogène. Elle est parfois habituelle, d’autres fois décalée en fonction du sujet photographié, ou pas du tout, et vice et versa. Il n’y a pas de volonté esthétique prédéterminée.

Les photographies que nous allons maintenant visionner ne prétendent pas couvrir toutes les possibilités de représentation d’un paysage local ; pour autant on peut dire qu’elles présentent un parcours professionnel étroitement lié à une histoire personnelle. Ne pas vouloir ou pouvoir tracer des sillons profonds et réguliers d’une pratique professionnelle peut sans doute s’expliquer par le fait d’un parcours et d’une pratique autodidactiques intrinsèquement liées au terrain. L’exercice reste sans doute incomplet, mais pour citer Howard Becker, « l’incomplet n’est pas un crime », « il fait partie intégrante de la représentation. »Volontairement, les séries ont été mêlées les unes aux autres, sans indiquer de quelles pratiques et de quel contexte elles relèvent : le diaporama qui va suivre rend ainsi compte du passage fréquent, voire quotidien, d’un monde, d’un paysage à un autre.




Lire A pas grand chose sur son blog myspace
l'article A quoi ça sert? a été ecrit en vue d'une participation au colloque de sorèze, lequel a été repoussé. http://blogs.myspace.com/index.cfm?fuseaction=blog.view&friendId=403613855&blogId=469809099

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