Alexandre Castant est enseignant-chercheur à l'Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Bourges où il enseigne l'esthétique et l'histoire des arts.
La conférence aura lieu le 19 mars à partir de 21h30 sur l'espace second life du collectif Pierre Bourdieu un hommage.
Texte d'Alexandre Castant ("entre
bibliographie et méthodologie, qui interroge la notion de transversalité
sémiotique").
Images, sons, images, textes : Passages des signes
Passages des signes ? De l’image au son, mais aussi de
l’image au texte, des passages donc, des mouvements, des
circulations de signes, de l’image fixe au mouvement, des
matériaux. Or, telle traversée pour approcher une
esthétique des passages entre les arts, les médiums, les
pratiques, si elle offre un luxueux panorama des arts
contemporains, elle pose aussi, et presque surtout, la
question de la méthode. Comment, en effet, rechercher le
discours et les outils critiques qui mettent en lumière ces
croisements, leur correspondance, leur communication ?
Panoramique
C’est en 1766 que le critique et dramaturge allemand
Gotthold Ephraïm Lessing écrit Du Laocoon, ou des
frontières de la peinture et de la poésie. Il y remarque,
notamment, les variables de la description et distingue la
ligne qui partage peinture et poésie en précisant les
qualités de l’une et de l’autre. Il concède à la poésie la
durée et, à la peinture, l’instant et l’espace où elle est
formulée. Comme l’étudie Rensselaer W. Lee dans Ut
pictura poesis, Humanisme et Théorie de la Peinture,
XVe-XVIIIe siècles, la rupture que le Laocoon de Lessing
institue est essentielle dans la mesure où l’acception
préalable des modes de fonctionnement, entre la
peinture et la poésie, se fonde à la Renaissance sur une
analogie et une similitude de procédure puisant, dans la
Poétique d’Aristote et dans l’Art poétique d’Horace, leur
théorie, qui semble parfois forcée, comme leur légitimité.
Contribuant dès lors à miner le principe d’un art dévolu
à l’imitation, ce texte expose les signes avant-coureurs
d’une interrogation sur la spécificité des médiums que la
modernité, puis la contemporanéité, n’auront de cesse
d’explorer. En creux, il recèle également le symbole
historique et esthétique du dialogue que les arts
entretiennent entre eux. Parmi les auteurs qui en ont
débattu : au XVIIIe siècle, Diderot met en relation les sens
de la vue et du toucher, puis, dès le début du XIXe siècle,
Jean-Paul et Gœthe interrogent les correspondances dont
le romantisme saura perpétuer la tradition, puis le
symbolisme, avec l’emblématique duc des Esseintes de
Joris-Karl Huysmans dans À Rebours. Au XXe siècle, des
peintres tel Kandinsky continuent à explorer la secrète
harmonie des formes tandis qu’en 1947 Étienne Souriau
propose des éléments d’esthétique comparée dans La
Correspondance des arts. Quant au projet des
correspondances, il reste associé à Charles Baudelaire
depuis le sonnet ainsi intitulé où « Les parfums, les
couleurs et les sons se répondent ». Si Claude Pichois
distingue la verticalité mystique des correspondances de
la réversibilité horizontale des synesthésies qui font
« communiquer les sens entre eux », il convient de
remarquer que, dans l’esthétique baudelairienne, une
écriture des contraires et sa tradition se jouent. De
Thomas de Quincey à Yeats ou à James Joyce selon la
lecture que Umberto Eco livre de Finnegan’s Wake dans
L’Œuvre ouverte, les analogies se révèlent dans les
antagonismes. Cette transgression d’ordres sensoriels,
structurellement différents, organisant parfois un monde
absolu : « [L]e critique musical Lionello Levi, écrit dans
Arcimboldo le merveilleux le poète et écrivain André
Pieyre de Mandiargues, juge que la tentative
d’Arcimboldo était d’associer les nombres optiques et les
nombres sonores suivant les idées pythagoriciennes qui
revenaient en faveur parmi les théoriciens de
l’acoustique comme chez tous les chercheurs de
l’humanisme nouveau. Et même s’il ne s’agissait que
d’une notation ou d’une inscription visuelle du registre
auditif, s’il n’y avait là qu’une mise en œuvre concrète
des correspondances entre les couleurs et les sons où
Baudelaire, bien plus tard, allait trouver inspiration,
comment n’y serions-nous pas extrêmement
sensibles ? ». Enfin, les travaux entre esthétique et
politique de Walter Benjamin, cet « homme frontière » —
selon la formule de Jacques Derrida dans La Vérité en
peinture —et, différemment, un ouvrage comme
Langages de l’art de Nelson Goodman ont définitivement
inscrit le vingtième siècle dans une esthétique des
passages entre les arts — à l’instar des rencontres entre
l’image et le son, ou l’image et le texte — dont le
troisième millénaire, bien-sûr, fait aussi son miel.
Image, son
Ainsi, explorer la présence du son dans le champ des
arts plastiques s'inscrit, d'abord, dans un projet de
recherche étudiant deux médiums différents : le son et
l'image sont décloisonnés et mis en dialogue. Or,
déterminer les enjeux méthodologiques d'un tel projet
(son corpus et son approche théorique) recouvre un sujet
à part entière. Ensuite, la définition est posée : qu'est-ce
que le son dans une relation à l'image, au visible, aux arts
plastiques ? Les correspondances — soit l'analogie des
arts entre eux — délivrent donc une approche que
l'histoire de l'art et l'esthétique ont souvent renouvelée.
Les écrits sur l’art contribuent à la définition, selon
l'expression de Victor Segalen, de ce « monde sonore ».
De Luigi Russolo à Pierre Schaeffer et Abraham Moles, de
John Cage à Jean-Yves Bosseur et Michel Chion, le son
apparaît comme un matériau hétérogène, silence ou
bruit, expression du chaos ou d'un langage structuré,
possiblement signifiant et reproductible, approché dans
cette fluidité même, cette immatérialité, cette ouverture.
Dans Logique du sens, Gilles Deleuze disait de la voix
qu'elle a cessé d'être un bruit sans être encore un
langage. C'est dans cet espace intermédiaire où le son
s'inscrit en relation avec l'image, les arts plastiques, le
visible, que résident les passages des signes.
Puis, un mouvement transversal renvoie à l’iconicité :
comment appréhender l'image à travers la pluralité de
médium qui la produit ? comment approcher sa
polysémie : rhétorique, imaginaire et œuvre d'art ? Peut-
on considérer que d’autres médiums la nourrissent dans
ses marges ? nous voilà au seuil d’un autre passage, du
texte et de l’image, cette fois.
Image,texte
N’y aurait-il pas une modernité littéraire que
composent des écrivains, ou certaines œuvres, que le
visible fascine. Un Coup de dés de Stéphane Mallarmé,
Locus Solus de Raymond Roussel, un passage d'Ulysse de
James Joyce, l'imaginaire de Vladimir Nabokov ou les
combinatoires photographiques d'Italo Calvino,
organisent une autre histoire moderne de la littérature à
travers l'image dans les mots. De plus, l'invention de
nouvelles procédures techniques (la photographie, la
télévision, le cinéma, les nouvelles technologies)
n'interfère-t-elle pas sur ces créations d'images verbales
en procédant, silencieusement mais fondamentalement, à
une nouvelle perception du monde ? C'est à une
archéologie de l'image dans les mots, à l'aune des
techniques visuelles modernes et contemporaines, et, en
même temps, à une étude de l'iconicité de la langue que
s'attacherait cette autre entrée dans le monde des
passages. Les modalités de la photographie, qui ont
profondément bouleversé le regard des écrivains qui
furent contemporains de son invention, et, par
conséquent, leur poétique de l'image, ont ainsi ouvert,
dans un futur qui nous appartient aujourd’hui, d'autres
rencontres entre l'écriture et la visualité.
Après l’esthétique du son et de l’image et du langage,
à la lumière de l’expérience concrète de ces recherches,
l’esthétique des passages se profilerait,
entre les lignes, entre les signes. Il s’agit alors d’alimenter le débat sur la
distinction des médiums, ou sur l'utopie classique de la
complémentarité des arts, ou encore sur les nouvelles
modalités d’expériences qu’ils mettent en commun. Mais
aussi, dans un monde ouvert où la notion de circulation
demeure essentielle, d’expérimenter la part symbolique
et anthropologique de l’histoire des passages entre les
signes.
Alexandre CASTANT
alexandre.castant@wanadoo.fr
Alexandre Castant est professeur à l’École nationale
supérieure d’art de Bourges où il enseigne l’esthétique et
l’histoire des arts contemporains. Essayiste, il étudie les
relations esthétiques et poétiques entre les arts, et, dans
cette perspective, a notamment publié Esthétique de
l’image, fictions d’André Pieyre de Mandiargues,
Publications de la Sorbonne, « Esthétique », Paris, 2001 ;
La Photographie dans l’œil des passages, L’Harmattan,
« L’Art en bref », Paris, 2004, et en 2007, Planètes
sonores (radiophonie, arts, cinéma), aux éditions
Monografik, coll. « Écrits », Blou, 2007.
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